par Joël Danet
Les ateliers « Le quartier par mes yeux » prévoient de montrer un environnement avec ses habitants et ses responsables. Il est familier des participants. En même temps, ils sont amenés à en montrer des aspects qu’eux-mêmes ne connaissent pas forcément. Comment filmer les lieux et ceux qui les fréquentent ? Quels angles privilégier ? Nous proposons quelques exemples de démarches documentaires qui ont affronté ces questions.
Au cœur du quartier, ou dans un de ses recoins, la boutique ou l’atelier où une personne ou un équipe réduite poursuit un travail discret, qui exige un savoir faire transmis de génération en génération. Par le portrait, le documentaire montre comment le travailleur s’est inscrit dans un tissu urbain, rayonne depuis son réduit, fait lien par le commerce qu’il entretient avec les habitants au moment de recevoir la commande, d’en fournir le résultat. L’artisan fait corps avec son espace de travail, c’est un second chez lui qu’il a investi de ses repères.
Le tonnelier par Georges Rouquier exalte en 1946 la noblesse de l’artisan, dépositaire d’un savoir faire que le film expose et explique (par des schémas animés) ; mais aussi : l’inscription de la tâche dans la continuité d’un quotidien marquée par des rites (le repas) et des incidents (l’avion de papier). A cette occasion, le film trouve des points de fuite dans la rue, en plongée sur les toits : il s’élargit au dehors familier, à l’unisson de la maison et de l’atelier. Le parcours du tonnelier est évoqué par des plans de reconstitution auxquels sont associés un commentaire qui prend en charge le récit. Le spectateur d’aujourd’hui souhaiterait que cette parole soit transmise directement par l’artisan, qu’il la vive à l’image.
C’est ce à quoi Cavalier s’emploie en 1987 avec sa série Portraits : désireux de rompre avec les lourdeurs de l’industrie cinématographique, il projette de réaliser une succession de portraits de personnes inconnues rassemblées par une situation commune : il s’agit de femmes qui ont consacré l’essentiel de leur existence à un unique métier. Cavalier va les rencontrer et les filmer au sein de leur espace de travail avec l’assistance d’un cadreur. Cavalier souhaitait retrouver le rapport direct à la caméra, « récupérer son outil de travail » : il n’est pas anodin qu’il entreprenne cette démarche en allant filmer des artisans, comme si le sujet constituait un pair pour le réalisateur. Mieux que Rouquier, Cavalier insiste sur les repères personnels dans l’espace de travail, autant que sur les objets professionnels qui le caractérisent. Cavalier privilégie le huis clos : l’essentiel du film se déroule entre les quatre murs de l’espace de travail. Comme dans La dame Lavabo, il semble même que plus il est réduit, plus il est fouillé, come si son étroitesse posait un défi à la réalisation qui entreprend de le creuser pour en épuiser la réalité. Comme Rouquier, l’atelier ou la boutique s’inscrivent dans leur environnement : soit par un plan inaugural tourné en extérieur qui le situe, soit par hors champ, au moyen du commentaire qui le désigne. Le personnage féminin au centre de chaque portrait est plus qu’une travailleuse. Elle est amenée à parler d’elle-même. Elle dit comment le travail informe son existence. Elle montre aussi que sa personnalité transcende la fonction qu’elle accomplit. Dans La repasseuse, Cavalier propose à son personnage de ne plus bouger, de poser simplement devant la caméra : stase où se révèle la sérénité d’un visage, l’extrayant de l’anonymat mieux que mille anecdotes.
Filmer un hôpital, un centre d’hébergement, une prison, en documentaire, c’est l’occasion de témoigner de montrer dans quelle réalité une institution met en œuvre sa mission. Dans l’espace d’accueil, deux logiques se heurtent. D’une part, celle de l’usager qui y est amené par des motifs avoués, un besoin, une demande d’information, et d’autres plus secrets, ayant trait à sa personnalité et l’épaisseur de son existence. D’autre part, la logique de l’agent qui cherche à accomplir une mission selon son interprétation et les moyens qui lui sont alloués. Un autre dialogue se noue en-deçà de leur échange : celui d’un citoyen qui demande des comptes à l’Etat sur l’efficacité et l’équité de ses services.
La vie dans l’institution a une potentialité dramatique que révèlent les films de Frederick Wiseman et Raymond Depardon. L’intérêt des séquences est autant de comprendre les ressorts de son fonctionnement que le drame humain qu’il occasionne. Les films ne consistent pas en un exposé mais en un témoignage. L’intention est de piéger des situations psychologiques révélatrices des rapports humains que détermine une configuration sociale.
Dans Une poste à la Courneuve, Dominique Cabrera montre la poste avant son ouverture : les usagers font la queue devant le rideau encore baissé. Leur impatience montre l’urgence de leur besoin, peut-être montre-t-il aussi qu’ils cherchent là un espace d’accueil. De l’autre côté, les agents s’affairent, leurs allers et venues précipités, leurs rires nerveux témoignent de leur appréhension devant l’échéance de l’ouverture, et de l’affrontement qu’il va provoquer. Contrairement à une idée reçu, les films sur l’institution ne sont pas forcément critiques, mus par une intention subversive. Hospital réalisé en 1968 par Frederick Wiseman nous touche par la manière dont il montre le dévouement du personnel hospitalier pour des patients qui cumulent des soucis de santé avec une situation sociale précaire : c’est l’écoute, le regard, voire les gestes d’affection qui sont montrés au détour d’un plan. De même, Basic training, que Wiseman réalise en 1971, centré sur la vie quotidienne d’une caserne, fait état d’une qualité d’écoute de la part des officiers qui encadrent les recrues. De façon générale, nous voyons des agents qui croient au bien fondé de leur mission et cherchent à la poursuivre au quotidien, quels que soient ses aléas.
La rue, l’immeuble, la place concentrent des personnes qui n’ont pas choisi de vivre ensemble. Il s’en dégage cependant, avec le temps, un sentiment d’appartenance commun et des affinités individuelles. Certains réalisateurs ont cherché à mettre en évidence cette humanité banale, particulière pourtant puisqu’elle s’entretient par des habitudes communes et se tisse de non-dits. Silences, gestes esquissés, regards dans le vide intéressent autant la caméra que la conversation au sujet souvent convenu.
Avec Amour rue de Lappe, le réalisateur Denis Gheerbrant étend à tous les habitants de la rue l’expression de l’attachement qu’elle inspire. Ce n’est plus l’aspect des lieux que le film cherche à saisir, mais la vie collective qui s’y déploie jour et nuit. Caméra à l’épaule, Denis Gheerbrant sillonne la rue de Lappe, vient et revient filmer la vie qui anime ses bars, ses logis et ses bals. Amour rue de Lappe est le portrait d’une rue à travers la sociabilité qui la caractérise, faite de rencontres quotidienne dans les mêmes endroits, aussi banals et aussi précieux que les rituels du quotidien dans une famille heureuse. A mesure que le film se déroule, le spectateur se familiarise avec les visages qu’il a d’abord aperçues dans la foule et qu’il revoit, fait la connaissance d’un habitant que le réalisateur ne présente pas, mais qu’il laisse abondamment parler au cours d’un entretien qu’il semble laisser filer avec insouciance, comme la vie.
Un jeune ouvrier confie son parcours amoureux. Un couple d’homosexuels témoigne de sa lutte contre les préjugés du voisinage. Un homme âgé, vivant en célibataire, montre sa collection de disques de musette et affirme qu’il aime entendre les jeux des enfants dans la cour. Une femme, au sourire mystérieux, vêtue d’une robe de soirée, explique sa passion pour la danse qu’elle assouvit anonymement dans les bals du quartier. Parole d’inconnus, prise sur le vif dans le brouhaha de l’espace public, ou recueillie au fil de la conversation avec le réalisateur. Confortée par l’intimité du soir, elle fait partager le sens qu’ils donnent à l’existence. Cette authenticité dans l’approche de l’autre, au cœur de l’anonymat urbain, Gheerbrant a su l’acquérir par un premier travail photo dans le métro parisien. « J’ai appris à regarder les gens, affirme Gheerbrant, échanger un regard avant de lever mon appareil pour appuyer sur le déclencheur. »
Dans la rue de Lappe, les générations se côtoient ainsi que les origines. De même, les lieux du film se confondent, l’extérieur de la rue ou de la cour d’immeuble avec les intérieurs du café ou des logis, le privé des appartements des tenanciers avec l’espace de consommation. L’un est le prolongement de l’autre, comme un chez soi multiforme. On les traverse du même pas, on y poursuit la même conversation. Ce sont des espaces sans apprêt, des lieux de vie pour un nombre réduit de personnes qui se fréquentent soir après soir. En ligne de fuite, le vaste hall du bal qui ajoute une dimension magique à la fête quotidiennement recommencée. C’est d’ailleurs l’unique lieu mis en scène, avec ses lumières et ses décors. La musette est la musique consubstantielle à la rue de Lappe, musique des fêtes, musiques des danses populaires. Dans le film, elle a la part belle, quoiqu’elle cède parfois à des styles plus récents, comme l’afro beat, introduit la jeunesse issue de l’immigration, qui anime une fête donnée dans un appartement. Là aussi, le film montre la rue de Lappe comme un lieu de mélanges sans friction, celles que permet une rue qui se vit comme une communauté restreinte, dans une diversité culturelle et sociale dont tous les aspects lui sont familiers.
Tout environnement d’habitation et d’activité est pris en charge par une administration sous responsabilité d’élus. Les aménagements de l’espace public, l’accueil des entreprises, les transformations de l’habitat font l’objet de débats, de projets, de votes, et aussi de tractations où il est question de besoins identifiés et de budgets, selon que les priorités vont au développement économique, à la gestion des infra structures ou la politique de la ville. Pourtant, les responsables, les décideurs, les représentants ne sont pas forcément invisibles : ils sont accessibles dans leurs bureaux ou se déplacent au devant des administrés à l’occasion d’un événement local ou de l’organisation d’une campagne. Des documentaristes se sont employés à montrer cette réalité de l’action politique, à l’exemple de Jean-Louis Comolli qui s’est concentré sur les batailles municipales de Marseille. Dans Rêves de France à Marseille, il est question de la représentation de la population d’origine maghrébine dans l’équipe municipale de la ville. Le documentaire articule des entretiens menés par Michel Samson avec les différents protagonistes des campagnes électorales, et des séquences tournées pendant les meetings ou autres manifestations politiques. Dans les entretiens, nous avons l’impression d’assister à des conversations sincères, empreintes de familiarité entre l’interviewer et les responsables politiques auxquels ils s’adressent. Elles se déroulent souvent dehors, dans un parc, dans la rue, dans les gradins d’un stade, de nuit comme de jour, c’est-à-dire dans l’espace public pour rappeler que l’enjeu de ces rivalités et de ces négociations concerne tous ses habitants. Ces dialogues francs et amicaux sont déconcertants : n’est-il pas possible de les poursuivre tels quels dans les débats qui décident des stratégies et des projets politiques ?
Les séquences qui suivent les activités des responsables politiques insistent souvent sur des aspects que les médias ne montrent pas : pendant un congrès ou un meeting, alors que l’acteur politique parle derrière son pupitre, la caméra part en contre champ sur le public, des personnes du parti qui se parlent sans écouter l’orateur, ou bien elle laisse s’interposer les photographes ou les opérateurs de presse. Quand l’orateur a fini son discours, la caméra le suit en travelling pendant depuis l’estrade qu’il quitte jusqu’au rideau qu’il franchit. Le plan privilégie les espaces intersticiels, les scènes désertées pour montrer l’envers d’une activité qui se voudrait uniquement représentée par les mises en scène qu’elle organise. La réalisation privilégie, elle, l’organisation et la médiation de cette mise en scène.
Avec Ceux d’en ville, film d’atelier qu’elle a encadré en 2005, Ariane Doublet propose une autre approche : l’accès au responsable politique se fait par le bais des jeunes qui participent à l’atelier. Rendez vous est pris dans le bureau du maire de la petite ville de Fécamp pour l’interroger à propos de sa gestion d’un quartier périphérique d’où vient une partie des jeunes. C’est le bureau qui structure le champ : plan de travail, mais aussi meuble séparateur derrière lequel celui qui reçoit préserve sa zone de discrétion. L’entretien, cependant, pose les prémisses d’une sensibilisation des jeunes à l’action publique. Oui, le stade de foot du quartier reste éteint quand la nuit est tombée, mais étendre l’éclairage public n’est pas une décision anodine. Il s’agit d’un investissement, d’une ligne budgétaire, d’un choix politique, d’un sujet de débat en conseil municipal… A la faveur d’un atelier vidéo, des jeunes peuvent interroger un responsable politique au même titre que Michel Samson dans la série documentaire sur Marseille. En retour, c’est l’occasion pour le maire de recueillir leurs doléances et pour le spectateur de considérer ces jeunes comme des citoyens en herbe, appelés à construire leur conscience politique en attendant de pouvoir voter.
Le flux dans l’espace public se compose d’un nombre infini de déplacements qui suivent chacun une logique propre. Leur motivation ne s’épuise pas dans leur motif. Se rendre dans tel lieu c’est se rendre présent dans tout l’espace qui en sépare : à tout déplacement correspond un moment de vie. Aller d’un point A à un point B ne signifie pas forcément aller au plus court. Mille et une raisons expliquent le choix d’un parcours, et non uniquement le souci d’optimiser le temps pour l’accomplir. Pour un unique espace public, mille et mille géographies personnelles composées de repères et de chemins en dehors des balises officielles.
Avec Aida en Palestine qu’il réalise en 2009, Alain Della Negra parvient à rendre perceptible le rapport personnel des habitants au territoire qu’ils partagent. Ici, c’est le dessin qui devient le médium dont s’empare chaque protagoniste pour raconter son usage propre des lieux. Il est montré en plein écran, tandis que hors champ se fait entendre la voix de chaque habitant impliqué. Le trait se prolonge en même temps que le parcours se raconte, les points se multiplient à mesure que les repères sont désignés. En montrant une succession de géographies personnelles, Roeskens met en évidence l’usage intensément critique du territoire, pris dans un entrelacs de frontières gardées et surveillées. Les dispositions prises pour le contrôler constituent autant d’obstacles à la fluidité des déplacements, rendent impossible un usage normal de la fonctionnalité des lieux. Poignant est le récit de cette femme qui décrit les détours et les passages par les check points auxquels elle est astreinte avant d’atteindre l’hôpital où son enfant est soigné.
Robert Bober approche le rapport autobiographique à la rue avec En remontant la rue Vilin qu’il a réalisé en 1992. Son film prolonge le travail littéraire entrepris par Georges Pérec. L’écrivain s’est intéressé à la notion d’ « infra ordinaire ». Cherchant « épuiser les lieux » il a choisi les postes d’observation les moins remarquables qui soient : une terrasse de café par exemple. Il nous intéresse de cette façon à la rue, la ville, les passants, les micro-événements, à ce que nous ne regardons plus par habitude, lassitude, peur de ne pas privilégier le spectaculaire, l’actualité qui nous connecte. Son regard ré-actualise les films Lumière, qui montraient l’inattendu, la surprise, d’improbables harmonies dans le ballet quotidien par des vues prises en plan d’ensemble, sans mouvement, depuis un point stratégiquement choisi (selon les perspectives qu’il embrasse notamment). Hanté par le souvenir de la rue Vilin où il a grandi, Georges Pérec a entrepris une collecte de photographies dont chacune représente un de ses pas de portes. Le film de Robert Bober montre ces photographies disposées l’une à côté de l’autre, jusqu’à reconstituer la continuité de la rue dont chacune a contribué à perpétuer le souvenir. Devant la caméra, une main ajoute une photographie à une autre photographie. Aujourd’hui, cette rue est enfouie sous les soubassements d’un parc aménagé par-dessus. Pourquoi vouloir la sortir à nouveau de terre ? En apparence, cette rue vaut une autre rue. Ce qui la distingue, c’est le vécu de ses habitants, qui inspire un attachement personnel. Bober exprime de cette façon un sentiment universel. Come l’écrit Guillaume Apollinaire (dans Le Flâneur des deux rives) : « Les hommes ne se séparent de rien sans regret, et même les lieux, les choses et les gens qui les rendirent le plus malheureux, ils ne les abandonnent point sans douleur. »
Nous retrouvons la mise en scène de ce sentiment dans un passage particulier de Peau de cochon que Philippe Katerine a réalisé en 2004. il s’agit d’une séquence intiulée : « Un kilomètre à pied ». Long travelling dans une rue, puis une autre, le long d’un mur, à travers un parc. C’est le commentaire qui charge les plans de sens : nous faisant comprendre qu’il s’agit du parcours d’écolier du réalisateur, il évoque les émotions qui lui sont attachés, le sentiment du temps enfui en présence des lieux autrefois fréquentés et qui demeurent.